Rencontre avec le Penseur...

Publié le par Arabesque


  Dans le jardin froid et silencieux, entre la terre brune et le ciel bleu, les silhouettes des visiteurs se meuvent comme des ombres furieuses, dans le brouillard d'un blanc laiteux, pareilles aux âmes douloureuses qui peuplent le royaume de l'Hadès.Et d'ailleurs, ne serait-ce pas l'entrée de sa formidable demeure que l'on perçoit là-bas?
  Qu'importe! Aux détours des haies, hautes comme des murailles, nous le cherchons alors, patiemment, redoutant pourtant la rencontre désirée, avec l'étrange sentiment d'être Alice chez Dédale.Mais en vain, lui semble nous fuire, et nous,nous égarer.Nous voulons l'appeler, mais à peine parvenons-nous à murmurer son nom.
  Voilà enfin que nous l'approchons. Nul doute, c'est bien lui.
comme courbé sous un invisible poids, l'air plus que songeur, préoccupé sûrement, anxieux peut-être, il pensait obsur dans la brume solitaire. Vêtu à la mode antique, c'est-à-dire de la nudité la plus authentique, une nudité toute athlétique, mais qui était à donner froid.
  Le frisson ne parcourait pas son échine, et sa peau de bronze restait de marbre, quand nous, les lèvres violettes, l'ongle bleu, nous grelottions.
  "Les parfums ne [ faisaient ] pas frissonner sa narine", ses poumons ne chantaient pas sous sa poitrine, et  ses pieds nus que frôlait l'herbe menue n'en craignaient pas le chatouilli.
  Et nous aimions surtout à regarder son visage un brin sévère: les yeux rivés au sol, la pupille inexistante et le regard absent, les sourcils noués, les lèvres négligemment pressées contre son poignet , et son front, ce front qui semblait cacher dans chacun de ses plis, une idée lumineuse qui, quand enfin il relèverait la tête, éclairerait son visage.

  Mais quelles sont donc ces pensées qui l'absorbent tant et le tourmentent peut-être? Un chagrin d'amour? Face à un recueillement si profond?
  Quelle qu'elle soit, cette pensée a comme pris possession de son corps: c'est elle en effet, qui émane de tout son être, qui s'incarne et s'exprime dans chacun de ses traits. Et si sa tête repose lourdement sur son poing, c'est parce que tous ses efforts, toute son attention sont pour cette pensée, et qu'il ne prend plus garde au maintien de sa tête. Et si son regard semble fixé le néant, c'est aussi parce qu'il n'a d'yeux que pour elle. Coupé du monde, comme dans une bulle qui épouserait parfaitement la courbe de son dos vigoureux.

  Mais aussi, peut-être ne pense-t-il à rien, ou du moins à rien qui ne lui soit propre: il ne pense que ce que nous, nous supposons qu'il pense, et nous lui attribuons par là nos propres pensées. C'est ainsi que nous nous surprenons nous-mêmes à faire de sérieuses réflexions, avec un air grave à faire rire si nous ne craignions de lui faire perdre le fil de ses pensées.Il semble qu'il doive parler et rendre un oracle.En vain.

  I
mplacablement tourné vers lui-même, c'est alors que nous le plaignions, lui que Rodin a sans le savoir condamné pour toujous à la dure tâche de penser, et qui ne connaîtra pour toute beauté que l'humble pâquerette qui pousse à ses pieds, et des étoiles, que leur triste reflet dans des miroirs en flaque.

 
Et dans le jardin froid et silencieux, entre la terre brune et le ciel bleu, le Penseur pleurait peut-être, les sanglots dans sa sourde poitrine, le poul étouffé sous la tempe, et l'oeil désespéremment sec.
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